Cette page regroupe les musiques et textes partagées lors de la cérémonie du 18 novembre 2024 au crématorium de Rennes et aussi quelques impressions de la soirée d’après.
- Hommage des Ateliers de l’Antémonde
- Hommage à notre fils
- « Vers d’autres galaxies » (Chloé)
- Kosmos (sascha)
Pauline Croze

STARMANIA :
interprété par
Ouverture
&
Le Monde est Stone
Esteban (piano et voix), Keyra (flute traversière) et Pierre (saxophone soprano)
Hommage des Ateliers de l’Antémonde
Il y a dix jours, Lunar (Jérémy), pour la dernière fois, faisait les cents pas sur un quai de gare à l’aube, bottes rangers lacées jusqu’en haut des mollets, épaules un peu hautes, sourire taquin, foulard rose et gris dans la brume, boucles violettes dans le vent. C’était le matin tôt, mais sur le quai, l’horloge sonnait 13:12.
Quand nous avons appris deux jours plus tôt, que Dorothy Allison, inestimable autrice féministe états-unienne, était décédée, il nous a plu d’imaginer qu’iels s’étaient retrouvé·es dans le même compartiment, pour ce voyage hors du temps et de l’espace. Une rencontre improbable, mêlant leurs passions et leurs tendresses, leurs questions entêtantes.
Ça nous a fait du bien, d’imaginer le rire de Lunar, en surgissement aigu et contaminant, dans ce wagon rempli de passagères curieuses et éclectiques. Ça nous a fait du bien de nous raconter encore ce que Lunar apporterait.
« Nous n’avons pas peur des ruines. Nous sommes capables de bâtir aussi. C’est nous les travailleusRes qui avons construit les villes de partout. Nous allons recevoir le monde en héritage. La bourgeoisie peut bien se faire sauter. Nous portons un monde nouveau dans nos cœurs. »
Cette citation de Buenaventura Durruti, nous l’avons choisie avec Lunar pour ouvrir le bouquin Bâtir Aussi et elle nous parlait de cette recherche de révolution, de futurs désirables, d’utopies merdiques.
« De fil en aiguilles, de dynamos en rites funéraires, de laves-linge en assemblées, nous avons tenté de nous représenter les objets et les techniques qui composeraient nos quotidiens, d’imaginer où et comment habiter, concrètement. »
Captivé par les outils numériques, et forcément critique du monde techno-industriel Lunar a écrit :
« Ces outils nous trompent… au prix de notre autonomie et de notre indépendance.
« Pourquoi a-t-on des outils qui ne sont pas conformes à nos attentes, à nos intuitions, à ce qu’on s’imagine d’eux ? Pourquoi ces outils ne pourraient-ils pas le devenir ? ».
Lunar, ayant appris que les années lui étaient comptées, a monté cette super conférence gesticulée Informatique ou Liberté ? Il lui était devenu urgent de transmettre ses réflexions critiques, fruits de ses années d’activisme numérique, avec des projets tels que Potager, Nos oignons, Tor ou Debian, où iels cultivent de biens étranges légumes. Des profondeurs de la cave Print aux Tanneries jusqu’aux méandres d’Infokiosques.net, Lunar contribuait à cette culture collective de l’autogestion et du refus de la propriété.
Imbriqué dans de multiples relations, et entouré d’ami·es queer-féministes, il a investi les enjeux liés au sexisme et aux identités de genre, de positions situées, anti-naturalistes, de conforts affectifs. Depuis ses relations amicales et amoureuses, jusqu’aux prises de position publiques, comme dans l’émission CAS libre ou la critique du livre Les Furtifs.
Toute sa vie, il a bénéficié de nombreuses personnes autour de lui qui lui ont porté soin, l’ont confronté, lui ont permis de réaliser ce qui lui tenait à cœur. Il en était très reconnaissant, parfois maladroitement, parfois sélectivement.
Lunar a passé des heures dans des univers de science fiction. Depuis une curiosité technique frénétique, il a contribué à ériger des châteaux de cartes remplis de points d’interrogation.
Soutenir les discussions, réfléchir les processus collectifs, inventer des jeux pour activer les mécaniques de la pensée critique… Lunar avait cette passion de l’éducation populaire. De La Dérivation aux Labo-fictions, en passant par quantité de chartes et protocoles de travail partagés.
« Notre parti pris est d’imaginer un monde où les choses ne seraient pas si simples, où elles nous blesseraient et nous accableraient, comme on l’éprouve déjà si souvent… mais où nous serions suffisamment ensemble pour que ça tienne. »
so & aude
Hommage à notre fils
Jérémy, notre fils, n’est plus. Il avait quarante et un ans. Notre peine est immense. Nous l’aimions si fort. Il n’y a pas de mots. Il est parti trop tôt, beaucoup trop tôt.
Jérémy, c’est le nom que lui avaient choisi ses deux sœurs avant sa naissance.
Lui a choisi, à onze ans, de s’appeler Lunar.
Tu as passé ton enfance à Sevran, dans le neuf-trois, en banlieue.
Tu as appris tes lettres et tes chiffres, à trois ans sur le clavier d’un TO7, premier ordinateur Thomson, arrivé dans les établissements scolaires. Ton intérêt pour l’informatique était précoce ! Je te revois plus tard dans ta chambre devant un ordinateur, beaucoup trop longtemps peut-être à cette époque, ce qui t’a sans doute coupé des enfants de ton âge, qui n’avaient pas du tout les mêmes centres d’intérêt que toi. Tu n’aimais pas le sport à la télé ni les documentaires sur les animaux.
À huit ans, tu commençais à programmer, à dix ans tu démontais l’unité centrale de l’ordi familial pour voir comment c’était à l’intérieur.
La période de l’adolescence a été dure pour toi avec des moments de grosse déprime. Tu te repliais dans ta chambre pour chatter avec des geeks.
Tu commençais à être connu sur la toile.
Lunar était un rebelle. Le système éducatif traditionnel lui était devenu insupportable. Heureusement il a entendu parler du Lycée Autogéré de Paris (le LAP) et il y a gagné sa place. Les cours étaient facultatifs, les élèves se réunissaient en assemblées générales, faisaient des plannings de tâches ménagères, les prises de décisions étaient collectives. Il aimait ça, il a appris à se préoccuper des autres et à interagir avec eux.
Ensuite, après un très court essai à la fac, Lunar a vécu sa vie, découvrant la richesse des contacts humains.
Il nous a fait connaître ses différents points de chute et nous étions heureux d’y être bien accueillis et de partager des petits bouts de vie de notre fils.
Il a d’abord rejoint le squat des Tanneries, à Dijon, où il nous a invités. Il était fier de nous montrer les réalisations collectives de cet espace autogéré : l’atelier de réparation de vélos, le jardin potager… Quand nous avons débarqué, les cuistots avaient mis des masques de plongée pour protéger leurs yeux en épluchant des oignons. La mairie n’avait aucune prise sur cet espace. Les rapports avec elle étaient tendus.
Puis Lunar s’est tourné vers une colocation dans les montagnes au sud de l’Isère, seul garçon avec des filles. Il a contribué à un projet collectif qui avait pour but de réhabiliter une ancienne colonie de vacances, pour la rendre habitable.
Il accordait une importance croissante au combat féministe avec une prise de conscience résolue et déterminée. Il a notamment participé à l’émission de radio libre antenne Cas libres, un outil d’éducation sexuelle où chacune et chacun pouvait poser ses questions sans tabou.
Il a ensuite quitté l’Isère pour Nantes et Rennes où la maladie l’a rattrapé.
Il voulait partager, faire progresser la prise de conscience féministe et anticapitaliste. Sa conférence gesticulée Informatique ou libertés a tourné dans toute la France.
Il aussi collaboré à la rédaction du recueil de nouvelles Bâtir aussi de l’Atelier de l’Antémonde destiné à faire réfléchir sur notre présent et notre futur. Réflexion prolongée par des discussions en groupes, appelées « labo-fictions » suscitant l’imaginaire de chacun pour bâtir un autre futur.
Nous étions toujours si contents quand il débarquait chez nous au hasard de ses activités à Paris. Il cuisinait de délicieux plats vegan. Il nous expliquait son boulot d’informaticien à Tor et à Debian et autres et nous ne comprenions pas tout… Nous discutions aussi longuement de la situation politique et il réveillait en nous des enthousiasmes peut-être un peu disparus.
Jérémy avait trente ans quand le cancer lui est tombé dessus. Un mauvais cancer du rein métastasé aux poumons. Il aura survécu dix ans après l’ablation d’un rein suivie durant des années par des traitements lourds.
Nous avons admiré son courage et sa lucidité face à cette maladie qu’il connaissait si bien et dont il savait l’issue finale. Il avait noué des rapports de confiance avec ses soignants, soucieux de s’impliquer dans les choix thérapeutiques et d’informer par écrit ses amis et ses proches de l’évolution de son état de santé.
Aux soins palliatifs de l’hôpital de la Tauvrais à Rennes, il a trouvé une formidable équipe médicale qui a su le comprendre et l’accompagner dans son parcours de fin de vie. Dans ce service, les patients et les familles sont accueillis avec bienveillance. Lunar était à l’aise. Nous le revoyons encore, déambulant le sourire aux lèvres, avec son concentrateur d’oxygène en bandoulière et ses perfs de morphine sur une potence à roulettes.
Il a voulu rester actif jusqu’au bout.
En octobre il est allé au festival du film documentaire de Douarnenez pour présenter, avec son copain Max, le film de Marie Moreau Paradis Barbarie dans lequel tous deux et d’autres témoignent du vécu de leur cancer. La prestation de Lunar avait enthousiasmé la salle.
En novembre, il avait fait la « fête des châtaignes » en famille.
La veille de sa mort, il avait encore prévu de faire une présentation sur son lieu de travail !
Informaticien, conférencier, nouvelliste, animateur radio, philosophe… Lunar a vécu mille vies. Il avait un incroyable charisme. Les témoignages montrent à quel point il a impressionné celles et ceux qui ont croisé son chemin.
Nous, ses parents, sommes immensément tristes, mais si fiers de lui.
Il nous a quittés paisiblement, entouré et aimé jusqu’à son dernier souffle
Autour de son lit d’hôpital, l’amour, la tendresse, l’amitié s’étaient donné rendez-vous
Marigold & Alain
« Vers d’autres galaxies »
Lunar, je l’ai vraiment rencontré lors d’une CryptoParty rennaise.
Je le vois encore tout flatté et fier qu’on programme la première de sa conférence gesticulée Informatique ou Libertés. Pour moi, qui à l’époque était en plein éveil politique, ses idées et son approche étaient un peu révolutionnaires. Il avait l’envie de laisser une trace, de transmettre.
Et il était bon là dedans.
J’ai été mordue. Par tout ça. La politique. La défense des libertés numériques. La lutte contre les oppressions. Mieux s’organiser. Imaginer des futurs désirables. Contre le fascisme grimpant. Contre les Zéro Janvier et leur monde.
Lunar, il m’a appris à mieux travailler en collectif, et (selon lui), moi je lui ai appris à prendre des vacances.
Entre deux Festivals des Libertés Numériques, on a fait du vélo, on s’est lu des livres, on s’est relu nos textes, on s’est parlé en chantant (comme dans les comédies musicales). On a ri, on a pleuré.
Lunar et ses blagues de daron, Ses post-its, Ses coupes de cheveux, Ses bijoux, Ses pleurs d’émotion. Son écoute enthousiaste, et sa patience. Du soutien. De l’amour et de la tendresse.
Et puis la maladie déjà là mais qui peu à peu prend plus de place, par étapes, par traitements successifs.
Il disait que :
« Le plus important c’est la vie maintenant c’est pas la vie potentielle dans trois mois, deux ans.
« Le plus important c’est ce qui se passe maintenant, au moment où je suis là. »
Lunar il ne s’est jamais dit qu’il allait mourir demain. Il disait qu’il avait besoin d’y croire et de se dire qu’il pouvait toujours faire des choses.
Et il a continué à en faire, des choses. À en tisser, des liens. À noircir des post-its, à s’intéresser sincèrement à celles et ceux autour de lui, à s’adapter. Il a continué à animer des réunions quand il le pouvait, à taper du code pour se détendre et à faire des sauvegardes.
D’ailleurs, la veille de sa mort, il a du déboguer son ordi car il avait un problème avec Tor.
Bref, Lunar, il y a cru, toujours, à cette vie. Et quelque part, avec lui, j’y croyais toujours, aussi. Jusqu’au bout. Et jusqu’au bout du bout, il a voulu comprendre, faire, partager, aimer et être libre.
Lunar,
On va continuer.
Lunar,
On va vivre.
Tu vas nous manquer quand on dansera. Et je te promets que ça ne sera pas à Naziland.
Tu vas beaucoup me manquer.
« Maintenant, pour toi tout s’éclaire
Tu n’as fait que passer sur Terre
Le temps d’une vie
Mais le temps est infini
Tu continues ta trajectoire
Tu nous salues et tu repars
Vers d’autres soleils
Vers d’autres galaxies »
Rest in Power, Lunar.
« Go into the darkness and make light. »
Chloé
Kosmos
C’est un peu gênant, mais je ne me rappelle pas comment j’ai rencontré Lunar.
Ce qui est sûr, c’est que notre amitié à pu se construire, grandir pendant plus de vingt ans.
Ce qui nous a le plus rapproché, ce qu’on savait le mieux faire ensemble, c’était partager du quotidien. Vivre dans le même espace, être penché⋅es pendant de longues heures l’une à côté de l’autre sur nos ordis, organiser l’espace de nos cuisines, se faire à manger à tour de rôle.
Plus de vingt ans.
Ça veut dire quasi moitié/moitié avec et sans la maladie.
Je n’ai pas de souvenirs non plus du moment où Lunar m’a annoncée la maladie. 1500 km nous séparaient alors. De la soirée qui a suivi, je me rappelle surtout du goût de l’alcool. Celui du Gin reste à jamais associé au sentiment de vertige face à la perspective de perdre mon ami.
Ce que je n’oublierai jamais, c’est quand il m’a appelé juste après s’être réveillé de l’intervention chirurgicale qui s’en est suivi. Encore sous l’effet de l’anesthésie, il avait de la peine à articuler. J’ai fini par comprendre. Incrédule, il répétait en pleurant « Je me suis réveillé ». Et j’ai pris la mesure à quel point il avait eu peur de mourir ce jour-là.
C’était maintenant il y a dix ans.
Ces dix années, il les a vécues de manière beaucoup plus consciente, plus choisie, plus intense.
Il m’a dit récemment qu’il avait eu dix ans pour se préparer, pour faire le tour des ami⋅es, qu’il ne ressentait aucune urgence, aucune chose qu’il voulait absolument faire encore avant de mourir. Ce n’est pas que l’envie lui manquait, au contraire, mais ce qui le réconfortait avant tout c’était de pouvoir vivre encore un pti peu ses petites routines du quotidien. Et c’était très précieux pour moi de retrouver notre complicité à cet endroit sur la fin.
Moi aussi, j’ai eu le temps de me préparer pendant dix ans, par étapes, avec lui, avec d’autres ami⋅es, avec moi-même.
Le vide qu’il laisse est indescriptible.
Et ma tristesse est immensurable.
Mais c’est aussi un sentiment chaud qui fait exister la valeur de ce que j’ai perdu.
Merci à vous tous et toutes d’être ici, devant vos écrans, dans les expériences et hommages partagées, les photos, la musique.
Lunar aurait été gêné du travail que ça nous demande d’organiser tout ça, mais ça lui aurait plu que ça nous rassemble. Tous ces différents bouts et cercles de sa vie.
Ces jours-ci, je me plais à investir de symbolique tout ce que je trouve.
En plein mois de novembre, le balcon de l’appartement de Lunar est en fleur. Les plus visibles, grandes et sveltes, sont des fleurs d’un violet délavé comme ses cheveux.
Elles s’appellent cosmos.
sascha

chanté par _lila*
(4Non Blondes)
texte de Val (à venir peut-être)
Amanda Palmer

Celeste :
Scattered and Lost
interprété par Esteban (piano)

Hommage à Lunar
Portrait
Sourcils froncés, yeux rivés sur l’écran. Silence. Le temps semble suspendu. Orteils tendus, corps oblique. Une main crêpe un cheveu, de longs doigts fins s’écartent non loin du clavier. La tension est palpable, le dénouement imminent. Suspense insoutenable… et vlan ! Une première salve fend l’air, amorçant le galop sonore des touches mitraillées. La frappe est précise, déterminée, monte en intensité. La mélodie va crescendo, jusqu’à ce que la touche ENTER, telle une cymbale, ne vienne marquer le tempo. Arythmie nerveuse, musclée, intense et inspirée. Lunar code, Lunar écrit, Lunar expire.
De toute son âme, de tout son corps, il y déploie son énergie. Sa personne toute entière semble être engagée dans ce bras de fer par machine interposée, ponctué tour à tour de grognements, de soupirs, d’exclamations comme d’éclats de rire, passant d’une apparente gravité à la jubilation en instantané. Une ligne de code peut émerveiller, autant qu’un bug importuner, ou un message surprendre sur IRC, mais c’est surtout à lui même et à ses limites, comme si sa vie en dépendait, que Lunar semble se mesurer, chaque fois qu’il s’empare du clavier.
Qualifiée de « roulement de tonnerre » (« roll of thunder » pour les intimes), cette façon aussi unique qu’exquise de malmener les touches pour en extraire de la magie nous aura souvent fait rigoler. Elle est aussi la signature d’une virtuosité que tou-te-s celles & ceux qui l’ont fréquenté auront remarqué : Lunar jouait de l’ordinateur comme d’un instrument — traversé par la physicalité d’un rock aux tentations grunge par moments, à la curiosité indie et à la sensualité powerpop — pour des compositions dont l’intuition géniale et la technicité n’auront cessé d’épater.

Rencontres
Ados. Attirés par la luminescence des écrans cathodiques et des mondes auxquels ils promettent d’accéder, semblablement appelés par l’exploration des possibles face aux invites de commande des systèmes informatiques de nos jeunes années, mais surtout mus par un besoin commun d’explorer les marges — par Minitel et modems interposés, c’est dans les contre-cultures numériques des années 90 — scenes demo & BBS en particulier — que nous portent tous deux nos curiosités et quêtes d’identité.
Ne découvrant que bien plus tard cette proximité, on s’amusera de nos pseudos juxtaposés sur les serveurs télématiques qu’on avait l’habitude de fréquenter, ou d’avoir été présents au même concours de lancer de disquettes en 1996 à Paris, à l’occasion d’une « Saturne Party » dont on pourra se dire rétrospectivement que pour apercevoir quelqu’un se faisant appeler « Lunar », ce n’était pas si mal choisi !
On ne se remarque vraiment qu’en été 2002. Un hélico survole le camp No Border [1]. Ambiance tendue, forte agitation. Lunar se balade avec un Mac sous le bras. Plus tard, ouvrant un terminal sur son iBook G3, il m’explique que « macOS X, c’est UNIX », et donc la vie. Pour moi, qui suis alors persuadé que seul les logiciels libres et Debian GNU/Linux en particulier peuvent nous sauver, c’est le comble de l’hérésie. On devient aussitôt amis. Non sans ironie, il deviendra développeur Debian quelques années plus tard, tandis que bien après, c’est précisément vers macOS et UNIX que je migrerai mes équipements en partie.
Vocations
Lunar oublie ses chaussures lors de sa première visite à l’espace autogéré des Tanneries [2] à Dijon. Je ne sais toujours pas comment. Ça se transforme en bon argument pour qu’il y revienne vite, cependant. Par delà l’effervescence des assemblées, concerts et ateliers, projets en mouvement, préparation d’évènements petits et grands, chantiers collectifs ou retours de manifs, le hacklab PRINT s’y est constitué, et la mouvance dite « anargeek » est en train d’émerger, à l’intersection entre activisme, logiciels libres et médias indépendants. Lunar s’y reconnait. Fraichement sorti du LAP et de ses atypiques années lycée, il passe peu à peu de visiteur régulier à résident permanent, et apporte sa fougue au vivre ensemble comme à nos projets bouillonnants [3].
Une idée nous traverse alors collectivement : logiciels libres et squats n’auraient-ils pas tout intérêt à converger, les premiers mettant à mal le copyright en pratiquant la gauche d’auteur, les seconds s’en prenant à la propriété privée en occupant ses lieux abandonnés ? Pas le temps de tergiverser. Lunar est désormais développeur Debian, fomente le rapprochement précité en proposant que nos lieux alternatifs accueillent les Bug Squashing Parties préalables à toute nouvelle version d’un des Linux les plus utilisés du monde entier, et la façade de l’espace autogéré se voit estampillée d’un nouvel étendard : « apt-get install anarchism » [4], comme sur le t-shirt qu’il aime à porter.
Peu importe que le slogan soit pour le moins cryptique pour les milliers d’automobilistes défilant sur le boulevard tout au long de la journée ! Les libristes universitaires des Rencontres Mondiales du Logiciel Libre dont nous accueillons les nocturnes semi-clandestines en 2005 écarquillent les yeux en arrivant, à notre grande satisfaction. On ne saura jamais si c’est l’occasion d’un milestone dans l’éveil politique des nerds, ni si le paquet sus-nommé connaît une subite montée en popularité. Le cœur y est, assurément.

Errances & (imp)pertinences
Nos intuitions n’auront pas toutes résisté à l’épreuve des années. Avant l’accès à Internet généralisé, on rêve d’un monde connecté où l’information aurait pour effet de nous libérer. LOL. Voyant en l’avènement des technos sans fil se lever un vent de liberté, nous voici partis à l’assaut des toits pour y squatter les fréquences hertziennes par antennes sauvages interposées (à partir de boites Ricoré ou Pringles, entre autres arrangements). Paris pour Lunar, Amsterdam pour moi et Barcelone pour d’autres, même combat ! L’occasion d’une sacré gueule de bois, quand l’hyperconnexion généralisée ne s’accompagne pas exactement des effets escomptés, et qu’on réalise combien l’utopie cyberpunk doit être fondamentalement révisée.
Certains de nos premiers enthousiasmes restent néanmoins d’actualité. Fin 2003, on se dit déjà que nos intimités numériques — mails, sites web, partages de fichiers ou messageries instantanées — sont trop précieuses pour laisser nos entourages et ami-e-s les livrer aux GAFAM. Dans tant d’autres aspects de nos vies, on aspire alors à l’autonomie. On s’efforce de cultiver nos jardins, de récolter nos légumes. De construire, comprendre et entretenir nos outils. Alors, par suite, pourquoi ne pas faire Internet, pour nous mêmes, nos cohabitant-e-s et nos ami-e-s ? Comment remplacer les hébergeurs gratuits sans visage faisant du client le produit, par un service de proximité prolongeant le lien d’amitié, nourrissant la connivence, construisant la confiance ? « Serveur pour un monde meilleur », poivron.org était né.
Faire Internet il y a vingt ans, c’est d’abord casser nos tirelires pour acheter une machine adaptée. La stocker dans la chambre de bonne de 9 m² de Lunar, au dernier étage d’un immeuble haussmannien, dont la clef se trouve sur le palier pour tou-te-s les ami-e-s qui seraient bloqué-é-s à Paris. Sauter les portiques dans le métro avec cet engin de 25 kg. Se faire enfermer tout un weekend dans les bureaux d’une startup, dont la BLR 10 mb/s nous permet d’installer tout ça, sans dormir, jusqu’à ce que ça démarre enfin. Cacher la machine dans le placard d’une entreprise de télécom quelques mois. Traverser l’Europe en autostop pour aller changer un disque dur quand ça pète. Techpunk DIY, apprendre l’administration système en la faisant, le réseau également. Finir par être branché au cœur de la bête, coincé entre un serveur de Sony et une machine d’Universal, et se rendre compte combien le monde numérique est petit. Faire le tour des datacentres grâce aux coups de main de copains. Se retrouver pour des chantiers informatiques, où Lunar, inspiré, enchaîne les « rolls of thunder » par lesquels cet hommage a commencé.
# poweroff
Après dix ans de cancer, Lunar est décédé, entouré de proches, dans un service de soins palliatifs dont il n’a eu de cesse de vanter la bienveillance, l’attention aux besoins, l’accompagnement humain. Tristesse de perdre un ami cher, mais gratitude d’avoir pu bâtir au fil des années tant d’éléments de commun, de projets fugaces comme d’infrastructures durables, qui lui survivent en bonne partie aujourd’hui [5]. Pris dans ce désir de construire des réalités et utopies partagées, parler de Lunar et évoquer ce à quoi il a œuvré, c’est forcément parler de « nous » pluriels, c’est se remémorer les façons dont on a contribué à s’entre-façonner, et ce qui de lui reste en nous, comme en chacun-e des nombreuses personnes qu’il a touchées. J’aime à savoir que je lui dois beaucoup.
Dix ans, au cours desquels Lunar n’aura cessé d’inspirer. Il les aura vécus intensément, prenant à bras le corps le timer annoncé, déjouant tous les pronostics et prolongeant jusqu’au bout l’étincelle d’une rare vitalité. Les derniers mois de sa vie auront aussi été — comme plusieurs des aspects dont j’ai voulu ici témoigner — le théâtre d’une mobilisation collective, de l’activation d’un réseau de soutien, fait de liens nouveaux comme anciens — mettant en lumière son talent à connecter. Ce faisant, Lunar nous a offert la possibilité de faire de la mort un sujet duquel nous emparer, ensemble, comme partie de la vie. Quand je lui ai dit qu’il serait éclaireur, il a souri.
Ce témoignage n’a évidemment pas vocation à dresser un portrait exhaustif, encore moins de lister ses nombreux engagements des quinze dernières années, que je n’ai pas accompagnés. Le partage de quelques morceaux choisis m’a cependant semblé pertinent, car rendre hommage à Lunar, n’est-ce pas aussi l’opportunité d’apprécier l’épaisseur des évènements qui ont construit nos trajectoires ? Et, dans la foulée, de saisir l’occasion de découvrir ou vérifier combien ces moments de deuil peuvent nous relier, nous encouragent à revisiter et actualiser des connivences, et à nous donner les moyens, par delà les années, de continuer à faire communauté ?
Je l’espère. D’ici là, comme une envie de relire Les Dépossédés d’Ursula Le Guin, pour commencer ! Tendresse sur vous,
veg,
13 nov. 2024
(partagé à distance lors de la soirée à Rennes le 18 novembre 2024)
Notes de bas de page
[1]: rassemblement international « pour la libre circulation, contre les frontières et expulsions », le camp No Border de l’été 2002 réunit plusieurs milliers de personnes sur un terrain situé à la frontière strasbourgeoise avec l’Allemagne, et aura laissé à beaucoup des souvenirs prononcés ;
[2]: au tout début des années 2000, l’espace autogéré des Tanneries est l’un des centres de gravité d’une nébuleuse libertaire où s’élaborent critiques, expérimentations, contre-attaques et propositions, à l’envers des évidences capitalistes, patriarcales et divers systèmes de domination ;
[3]: Lunar nourrit de sa fougue les aspirations à explorer rapports non-marchands, circulation des savoirs et partage des tâches, horizontalités et consensus, déconstructions genrées, non-exclusivités amoureuses, entre autres préoccupations et questionnements incandescents ;
[4]: cette ligne de commande permet d’installer une série de documentations, présentées comme une « exploration exhaustive des théories et pratiques anarchistes », fait aussi rare qu’amusant pour un système d’exploitation ;
[5]: Internet associatif avec Globenet, éducation sexuelle proféministe & queer avec CAS Libre, défense de la neutralité des réseaux au travers de la Quadrature du Net, participation au projet Tor et création de l’association Nos Oignons, transmission avec ses conférences gesticulées, sympathie pour la construction d’un Internet acéphale et décentralisé, ainsi que proposé par Fédération FDN, écrire collective d’imaginaires, Software Heritage, entre autres.